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Le projet de loi actuellement amendé par le Sénat met en place, à travers son article 2, une inversion en pratique de la traditionnelle hiérarchie des normes. Concrètement, avec cette inversion le thème du temps de travail est entièrement soumis à un nouvel ordre : primauté de l’accord d’entreprise ou d’établissement sur l’accord de branche et caractère supplétif de la loi. Si ce très controversé article 2 – même s’il n’est pas à lui seul responsable de l’ensemble des crispations contre le projet de loi –  fait tant parler de lui c’est notamment parce qu’il permet à des accords d’entreprise d’être moins favorables que les dispositions négociées au niveau de la branche et qui elles sont actuellement, en principe, plus favorables au salarié que le Code du travail.


Ainsi, les domaines suivants sont confiés en priorité à l’accord d’entreprise : mise en place des astreintes, fixation des contreparties des temps d’habillage et déshabillage, rémunération du dépassement du temps normal de déplacement professionnel, montant du taux de majoration des heures supplémentaires, rémunération des temps de restauration et de pause, dépassement de la durée maximale de travail dans la limite de 60 heures, dérogation à la durée minimale de repos quotidien, mise en œuvre des congés dans l’entreprise, mise en place d’horaires à temps partiel, contingent d’heures supplémentaires, délais de prévenance des changements d’horaires en cas de temps partiel…


Ces éléments déterminent plus ou moins directement les conditions de travail et sa rémunération. Aussi, permettre qu’ils soient négociés à l’échelle de l’entreprise c’est prendre le risque que la disparité de ces accords collectifs favorise le dumping social. Les employeurs comme les salariés seront exposés à une comparaison accrue des accords existants et à un risque d’abaissement de la qualité des emplois.


Écartant définitivement le principe de faveur[1], ce projet de loi trouble la compréhension de la portée de la règle en cause. En effet, pour certaines dispositions, le renvoi à la norme conventionnelle revêt un caractère dérogatoire. Par exemple, l’article L3131-2 autorise un accord d’entreprise à « déroger à la durée minimale de repos quotidien » prévue par la loi. Pour d’autres dispositions, le renvoi à la norme conventionnelle constitue une réelle délégation de pouvoir du législateur vers les interlocuteurs sociaux en entreprise. Ainsi, l’article L3121-32 confie à l’accord collectif le soin de prévoir « les taux de majoration des heures supplémentaires accomplies au-delà de la durée légale ». Enfin, classiquement certaines dispositions accordent la possibilité à l’accord collectif d’améliorer le régime légal. L’article L3121-16 autorise bien l’accord collectif à fixer un temps de pause supérieur à celui prévu par la loi.


Si l’on reprend les récentes déclarations du Ministre des Finances et des Comptes publics Michel Sapin, dans une interview accordée à France Info[2] notamment au sujet de cet article 2 de ce projet de loi travail, il ne faut pas confondre le « pouvoir de négociation » accordé aux organisations syndicales avec une incitation à la négociation. Si les mesures supplétives, qui s’appliquent en l’absence d’un accord négocié, sont plus favorables aux salariés que ce que l’employeur est prêt à concéder, quel intérêt l’organisation syndicale a-t-elle à négocier ? Si elles veulent éviter des écarts de dispositions conventionnelles entre entreprises, elles pourraient à l’extrême refuser toute négociation afin de maintenir un socle commun constitué par les dispositions supplétives assurées et convenables. Cela constitue donc un frein au dialogue social contrairement à ce que nous répète le gouvernement.


De plus, depuis leur apparition les conventions collectives ou accords de branche ont une fonction économique en matière de concurrence et un rôle normatif pour le champ d’application qui est le leur. En cas de divergence d’interprétation, le juge s’en tient au texte, il ne recherche pas la commune volonté des parties ni l’intention comme il le ferait pour un contrat. Il adopte une approche purement littérale. La règle énoncée par l’article 1162 du Code civil « Dans le doute, la convention s'interprète contre celui qui a stipulé et en faveur de celui qui a contracté l'obligation » ne s’applique pas aux conventions collectives. Dans l’hypothèse d’une primauté des accords d’entreprise, quelles seraient les conséquences de l’interprétation littérale de ceux-ci ? Certaines conventions collectives ont déjà été reconnues nulles par les juges alors même qu’elles sont négociées par des parties sensibilisées aux enjeux et au juridique. Le déficit de formation des parties et la technicité de la négociation risquent de porter préjudice à la qualité des accords d’entreprise, entraînant une hausse prévisible des contentieux liés à leur interprétation. Il est déjà difficile de négocier des textes en accord avec le droit à l’échelle des branches – où les parties prenantes sont pourtant reconnues comme possédant une certaine expertise du sujet – qu’en sera-t-il à l’échelle des entreprises ?


Enfin, ce dispositif pour le moment appliqué au seul temps de travail a vocation, dans la logique de ce projet de loi, à s’étendre à l’ensemble des dispositions du Code du travail. Le salaire et les avantages divers, l’intéressement, la participation et l’épargne salariale seront-ils également négociés à l’échelle de l’entreprise ?


Cet article 2 exprime à lui seul toute la philosophie du texte qui fonde la raison essentielle du rejet du projet de loi. Le gouvernement serait bien avisé, en offrant la possibilité de revoir l'écriture de cet article 2 pour conforter le principe de la hiérarchie des normes, de sortir le pays d'une situation de conflits que le manque de dialogue et de concertation préalable ont exacerbé au plus haut point. Sinon, à quoi devons-nous donc nous préparer pour la suite de cette réforme qui a déjà amené tant de tensions dans le pays ?


 

[1] Actuellement, en présence de deux normes ayant le même objet, la plus favorable au salarié est appliquée ; une norme située plus bas dans la pyramide de la hiérarchie peut ainsi déroger à une autre dans un sens plus favorable au salarié.


[2] France Info, l’interview politique du jeudi 9 juin 2016 à écouter ici : http://www.franceinfo.fr/emission/l-interview-politique/2015-2016/loi-travail-pour-michel-sapin-la-greve-n-plus-aucun-sens-09-06-2016-07-45