Table ronde animée par Eric VIAL, journaliste à France Télévisions
Ont participé à cette table ronde :
Julien ROITMAN, Président honoraire du Conseil national des ingénieurs et scientifiques de France
Renaud BALAGUER, Membre de la Commission des Titres d’Ingénieurs au nom de Force Ouvrière
Odile HENRY, Professeur de sociologie à l’Université Paris-8
Etienne CASTILLO, Assistant confédéral FO, secteur jeunes
Les ingénieurs sont-ils isolés ? Comment peuvent-ils se faire entendre, et quels intérêts souhaitent-ils défendre ? Ces problématiques guideront les propos de nos quatre intervenants à cette troisième table ronde consacrée à la représentation des ingénieurs. Ils tenteront de présenter les principaux enjeux de demain pour les ingénieurs, qui conservent une position dans l’entreprise et une représentation sociale relativement privilégiées. En détiennent-ils pour autant une forme de pouvoir ? Je me tourne tout d’abord vers notre premier intervenant Julien Roitman, président honoraire du Conseil national des ingénieurs et scientifiques de France (IESF). Préconisez-vous l’idée d’un ordre ?
Le terme d’ordre a suscité chez nous quelques polémiques, comme je l’expliquerai dans un développement ultérieur de mon propos. D’après nos estimations, la population active française compte un peu plus d’un million d’ingénieurs, dont 800 000 sont diplômés d’écoles d’ingénieurs. Les 200 000 restants sont des professionnels titulaires d’un diplôme universitaire en Sciences, et exercent donc de facto le métier d’ingénieur. Contrairement aux autres pays, la France se caractérise par l’absence d’un ordre des ingénieurs. En effet, les ingénieurs allemands s’identifient au BDI (Bundesverband der deutschen Industrie), les Britanniques à l’Engineering Council, les Italiens et Espagnols à leurs Ordres des ingénieurs respectifs, les Américains à l’association de référence dans leur secteur d’activité (IEEE, SME, etc.) Les ingénieurs français, de leur côté, continuent de se référer à leur école d’appartenance. Il existe donc autant d’identités d’ingénieur que d’écoles, qui sont plus de 200 en France. Toutes ces écoles fondent des associations de diplômés, fédérées par l’IESF. Nous réunissons aujourd’hui 180 associations membres, dont 130 sont des associations de diplômés ou d’ingénieurs, tandis que 25 sont des unions régionales et environ 25 autres sont des associations techniques ou professionnelles. Leur dénominateur commun est un intérêt pour la science, la technique et la technologie. Le Conseil national de l’IESF est reconnu d’utilité publique depuis 1860. Ses statuts sont explicites quant à son caractère apolitique, areligieux et non syndical. Elle conserve une certaine indépendance et une liberté de penser.
Notre rôle d’organe représentatif de la profession d’ingénieurs ou de scientifique en France nous conduit à discuter avec les pouvoirs publics, l’enseignement supérieur et la recherche. Contrairement aux lobbies qui défendent des intérêts catégoriels, notre objectif est simplement de hisser la qualité du métier et de garantir son bon fonctionnement. Nous surveillons principalement l’adéquation entre le nombre d’ingénieurs formés, leur domaine de spécialisation et les besoins du marché. En décembre 2011, dans le cadre des débats politiques lors de la campagne présidentielle, nos ingénieurs et scientifiques ont exprimé leurs points de vue et attentes pour la société de demain. Une quarantaine de recommandations ont été compilées et publiées dans un livre blanc. L’IESF a ainsi exercé une certaine influence sur la campagne de l’élection présidentielle de 2012, au cours de laquelle les thèmes de croissance, de redressement industriel, de création d’usines et d’entreprises étaient beaucoup plus récurrents que lors des campagnes précédentes.
L’IESF ressent la nécessité de doter la profession d’ingénieur d’une structure reconnue par les pouvoirs publics comme un interlocuteur officiel légal. L’idée principale de cette initiative serait de favoriser la représentation et l’expression des ingénieurs en France, dont la capacité de mobilisation demeure limitée. Nous avons donc lancé un débat sur le sujet, en utilisant le terme d’ordre qui a rapidement suscité une polémique. Certains y ont perçu une connotation péjorative évoquant le régime de Vichy et le pétainisme, tandis que d’autres ont craint que cet ordre n’émette des injonctions trop contraignantes et inévitables. Un ordre des ingénieurs serait par ailleurs de nature bien différente des ordres de médecins ou d’avocat, puisqu’uniquement 4 % des ingénieurs français sont à leur compte, en profession indépendante. En comparaison, ce taux s’élevait en 2012 à 17 % aux Etats-Unis, 25 % en Grande-Bretagne et 28 % en Italie.
Ce débat lancé depuis quelques années par l’IESF a pour l’instant débouché sur deux consensus au sein de nos instances de décisions et de consultation. Tout d’abord, les associations membres sont toutes tombées d’accord sur la nécessité de créer une structure de la profession des ingénieurs reconnue comme interlocuteur. Ensuite, toutes s’accordent à dire qu’il y a urgence. De nombreuses évolutions sont en cours au niveau européen, nous préférons donc les anticiper et tenter de les influencer plutôt que les subir par manque de mobilisation et de représentation. Certaines dispositions de la loi Fioraso auxquelles nous étions défavorables ont pu être modifiées sous l’effet de notre volontarisme, mais nous aurions pu orienter davantage l’esprit de la loi si nous avions été mieux organisés. L’une de nos caractéristiques est en effet notre absence de revendications catégorielles. Selon l’IESF, un certain nombre de mauvaises décisions politiques s’expliquent en partie par l’absence des ingénieurs et scientifiques à la table des décideurs, alors qu’ils pourraient éclairer et enrichir les nombreux choix à teneur technique et scientifique.
En octobre 2013, nous avons mis en place le groupe de travail intitulé « Spring » (Structure Professionnelle pour les Ingénieurs), terme anglais qui évoque à la fois le printemps et le ressort, deux notions significatives pour le renouveau de la profession. Sa mission consiste à se documenter, évaluer les besoins et limites de la profession, faire du benchmarking vis-à-vis des initiatives développées dans d’autres pays et dans d’autres secteurs en France, etc. Le groupe Spring a ainsi émis plusieurs propositions, dont la possibilité d’un ordre, d’un syndicat professionnel, d’une fédération et d’un établissement reconnu d’utilité publique. Les membres du groupe de travail ont désormais entamé la deuxième étape consistant à présenter ces propositions auprès d’acteurs influents de la profession dont les présidents des plus grandes associations d’ingénieurs et la CTI. Une importante consultation sera réalisée à la rentrée auprès de l’ensemble des parties prenantes. L’objectif serait de parvenir à un large consensus à la fin de l’année 2014, qui permettrait de mettre en marche un processus législatif en 2015 et d’obtenir le vote d’une loi en ce sens.
Nos actions n’empiètent pas sur le travail des confédérations. En effet, le droit du travail, la défense des conditions dans lesquelles évoluent les salariés et la protection du niveau de rémunération ne font pas partie de notre champ de compétences. Nous intervenons plutôt pour améliorer la qualité de la formation professionnelle, de la formation tout au long de la vie et hisser le niveau général du métier d’ingénieur. Nous bénéficions d’une certaine expertise et d’une expérience dans ces domaines et sommes à ce titre mandatés par environ 80 % des membres de la profession pour intervenir sur ces sujets.
Lors de votre intervention, Julien Roitman, vous avez évoqué à plusieurs reprises de la nécessaire création d’une structure reconnue comme interlocuteur légal par les pouvoirs publics. J’interpelle à ce sujet notre prochain intervenant Renaud Balaguer, membre de la Commission des Titres d’Ingénieurs au nom de Force Ouvrière. Selon vous, comment les ingénieurs peuvent-ils défendre leurs intérêts à travers un engagement syndical ?
Je participe à la CTI depuis maintenant huit ans. Comme Maurice Pinkus l’a expliqué lors de la première table ronde, l’un des principes fondamentaux de la commission est le respect d’un triple paritarisme. Sur les 32 membres de la CTI, la moitié est issue du milieu académique, et l’autre moitié est composée de professionnels. Cette deuxième catégorie se décline en 50 % d’employeurs et 50 % de salariés. Enfin, sur ces huit salariés ingénieurs membres de la CTI, cinq sont des membres des confédérations syndicales tandis que trois sont désignés par IESF.
Le représentant syndical joue un rôle particulier à la CTI. Les salariés et employeurs partagent souvent les mêmes approches, mais pas de manière systématique. Il n’est pas rare que les cinq représentants des organisations syndicales votent de la même façon en séance plénière de la CTI, et différemment de tous les autres, sans même s’être concertés auparavant. Le point commun qui nous réunit autour de positions similaires est le suivant : nous promouvons une approche fondée sur la défense de l’individu. Nous attendons des écoles qu’elles forment des salariés adaptables, maîtres de leurs compétences et capables de se projeter dans une carrière d’au moins quarante ans. Ce point de vue n’est pas toujours compris par le monde académique, centré sur le contenu de la formation, ni par les employeurs dont l’angle d’attaque est avant tout celui de l’entreprise.
Pendant mes huit années de mandat à la CTI, qui prendront fin très prochainement, j’ai beaucoup œuvré en faveur de la diversité des recrutements, des parcours, des modèles. Nous utilisons parfois le terme de « biodiversité » pour illustrer la richesse que constitue cette variété du métier d’ingénieur, et notre devoir de la préserver. Cette approche s’oppose ainsi au principe de standardisation et d’uniformisation de la profession. Nous réfutons le principe de hiérarchisation entre petites et grandes écoles en considérant toutes les formations d’ingénieurs sur un même pied d’égalité et selon les mêmes critères d’évaluation. L’objectif de la CTI est de maximiser le niveau de ces formations, ainsi il n’est pas rare que soyons très exigeants envers des écoles dites prestigieuses, mais dont le programme et le fonctionnement ne nous semblent pas satisfaisants. De la même manière, nous félicitons et encourageons d’autres écoles plus récentes ayant connu une réelle success story et affichant une formation de qualité.
Depuis quelques années, les activités internationales de la CTI ont considérablement augmenté. Les demandes d’audits et d’accréditations d’écoles étrangères sont en hausse, tandis que les réseaux internationaux de l’enseignement supérieur la sollicitent de plus en plus. La CTI a ainsi élaboré des partenariats avec d’autres agences et organismes étrangers d’accréditation. Nous avons eu l’occasion de nous confronter à d’autres organisations représentatives de la profession d’ingénieur et d’œuvrer en faveur d’une mobilité internationale accrue, par le biais de contrats de « libre-échange » du diplôme. La CTI est ainsi mandatée par l’Etat pour favoriser une reconnaissance du titre d’ingénieur à l’échelle internationale.
La représentation idéale de l’ingénieur devrait selon moi être la plus riche et diversifiée possible, et permettre une reconnaissance inclusive de l’ingénieur dans la société en évitant absolument de l’enfermer dans une case. Comme le préconisait tout à l’heure Brigitte Dumont, ne plus évoquer systématiquement la formation initiale ou l’école de provenance serait un réel progrès en France. Les ingénieurs devraient avoir la possibilité d’utiliser et de solliciter le réseau des alumni, sans être dans l’obligation de compter uniquement sur eux. Le syndicalisme, l’associatif, l’Etat et l’entreprise sont tous réunis au sein de la CTI et représentent tous la figure de l’ingénieur, chacun à sa façon. Les points de vue de ces divers acteurs divergent, mais ont actuellement tendance à s’équilibrer.
La détresse des ingénieurs commence dès l’école. Les écoles ne sont pas assez mobilisées sur ces sujets. C’est ici que peut intervenir le syndicalisme, en se tournant vers l’individu. Tandis qu’IESF œuvre pour la protection de la fonction et du statut social de l’ingénieur, nous nous attachons davantage à protéger l’humain qui exerce cette profession, sous le regard de l’Etat. Nos missions sont ainsi bien distinctes et complémentaires.
Professeur de sociologie à l’Université Paris-8, Odile Henry est également l’auteure des ouvrages suivants : Les guérisseurs de l’économie et Ingénieurs français en quête de pouvoir. Ce débat a l’air moderne et récent, mais l’est-il réellement ?
En tant qu’académique, mon rôle n’est pas de vous présenter un point de vue normatif, mais plutôt de vous présenter les principales conclusions de mon travail sociohistorique. Mes travaux portaient initialement sur le métier de consultant en France, du XIXème siècle la Libération. Je me suis rendu compte que les consultants étaient alors à 90 % issus du groupe des ingénieurs, ce qui m’a amenée à faire des recherches d’archives sur cette profession. La question d’un éventuel ordre des ingénieurs est omniprésente dans les débats qui ont secoué la profession des années 20 jusqu’en 1944. Plusieurs projets d’ordres ont été présentés par diverses fractions du groupe lors du régime de Vichy. Je n’ai réussi à me procurer les archives concernant ces projets que très tardivement et après de longues recherches. Les archivistes eux-mêmes doutaient d’ailleurs de leur existence.
La connaissance de la période 1918-1936 est absolument incontournable pour comprendre les évolutions ultérieures durant le régime de Vichy. Après la Première Guerre mondiale, la France n’est pas immédiatement revenue au libéralisme pratiqué auparavant. Un certain nombre de conseils et ordres créés pendant la guerre ont ensuite été reconduits après l’armistice. Les ingénieurs, dont le nombre de syndicats était en pleine augmentation, ont alors essayé de se faire représenter dans ces différents conseils. Je citerais à titre d’exemple le Conseil National Economique créé en 1925, et réunissant des employeurs et des représentants du groupe ouvrier (CGT) dans un strict paritarisme. En 1921, deux députés ont également élaboré une proposition de loi pour la création d’un ordre des ingénieurs. Loin de susciter le consensus, cette initiative a eu le mérite de soulever de nombreux débats. Alors qu’un espace politique était en train de se créer pour les ingénieurs français, un ordre des ingénieurs se créait au même moment en Italie en 1923, ce qui représentait alors une source d’inspiration pour la profession en France.
A quelles conditions les ingénieurs ont-ils pu participer à cet espace politique naissant ? A cette époque, le paritarisme excluait de facto les ingénieurs. Les représentants patronaux ont été les premiers à leur refuser tout siège et à les exclure du Conseil National Economique, en avançant que la majorité d’entre eux étaient des libéraux et n’avaient donc pas leur place dans l’instance. Ce prétexte s’avérait d’ailleurs complètement infondé puisque la profession d’ingénieur était justement en train de devenir massivement salariée. Selon les patrons, les ingénieurs devaient impérativement se positionner du côté des employeurs s’ils détenaient des fonctions d’encadrement, ou du côté des ouvriers salariés s’ils étaient des salariés débutants. Certaines organisations d’ingénieurs dont l’Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF) ont alors accepté de siéger au CNE du côté des ouvriers en 1925. Cependant, l’exclusion de certaines catégories d’ingénieurs représentait un danger pour l’USIF, qui risquait ainsi de se séparer de la minorité d’excellence ayant l’ambition de s’élever socialement. L’Etat a laissé pendant plusieurs années la possibilité aux ingénieurs de s’unir en syndicats mixtes, réunissant les ingénieurs débutants, dirigeants ou libéraux. Cette exception a été retirée en 1936, contraignant l’USIF à se séparer des ingénieurs dirigeants ou consultants.
C’est précisément cette difficulté de représentation des ingénieurs qui suscitera ensuite des débats récurrents sur l’éventualité d’un ordre. Aussi bien à l’USIF qu’à l’Union des syndicats d’ingénieurs catholiques (USIC), les plus jeunes séduits par le discours de la CGT souhaitaient utiliser la syndicalisation comme une arme militante, tandis que les moins jeunes défendraient plutôt le modèle d’un ordre. Chacun des syndicats était ainsi traversé par les mêmes clivages internes. Contrairement à la syndicalisation, la mise en place d’un ordre était synonyme d’une fermeture de la profession accompagnée de barrières à l’entrée.
Sur quel critère définir cet ordre ? Les différents représentants des employeurs ne sont jamais parvenus à se mettre d’accord sur ce point. L’USIF rassemblait par exemple beaucoup d’ingénieurs chimistes, profession récente. La plupart provenaient d’université, et militaient pour que l’Etat crée un diplôme unique d’ingénieur. Ils avaient intérêt à ce que les hiérarchies entre grandes écoles (Mines, Centrale, etc.) et les universités soient bousculées. Les représentants de ces écoles s’opposaient toutefois à cette idée et souhaitaient au contraire le maintien de ces repères hiérarchiques. En réaction, ils ont développé un discours assimilant le diplôme unique à la standardisation, et les écoles à la diversité. L’UNIC s’opposait également au diplôme unique qui menaçait l’existence des écoles privées. Enfin, les autodidactes souvent eux-mêmes fils de dirigeants sans titre d’ingénieur refusaient également l’idée d’un diplôme unique qui aurait mis en cause leur légitimité, tout comme les employeurs qui préféraient à l’époque promouvoir leurs « ingénieurs maison ».
Cette question d’un ordre des ingénieurs ne cesse donc d’alimenter les débats de la profession depuis le siècle dernier, mais n’a jamais été définitivement réglée. L’un des enjeux était de dépasser les ambitions personnelles des écoles et d’aplanir les hiérarchies, objectifs qui se sont avérés impossibles à réaliser en raison de l’importance des forces conservatrices de l’époque.
Etienne Castillo, ingénieur de formation et assistant confédéral FO pour le secteur « jeunes », va nous livrer son témoignage sur la syndicalisation des membres de la profession et l’opportunité que cela représente en termes de protection et de défense des droits.
Membre de la confédération, je suis effectivement en charge de l’activité « jeunes » aux côtés de Michèle Biaggi, secrétaire confédérale FO. Je souhaite réagir aux propos échangés au cours de la journée afin de rebondir sur l’avenir, et sur les nouvelles conditions d’exercice des ingénieurs. Le sujet de cette table ronde portant sur la représentation évoque pour moi la notion d’engagement, seul gage d’une représentation efficace et garante de la diversité du groupe. L’engagement des jeunes, qui a tendance à diminuer, constitue l’un des enjeux cruciaux du syndicalisme actuel. De mon point de vue, cet engagement existe, mais évolue dans le temps. Les jeunes diplômés ingénieurs sont confrontés à une importante concurrence à leur sortie de l’école, et se concentrent principalement sur leur insertion professionnelle. Ils font valoir en priorité leurs diplômes, compétences et engagements associatifs, beaucoup plus valorisés qu’un engagement syndical dans le cadre d’une embauche. Ce contexte d’incertitude face au marché de l’emploi ne favorise donc pas leur engagement dans les premières années de leur carrière. De plus, les jeunes préfèrent souvent se tourner vers les réseaux d’anciens élèves relativement influents dans les écoles d’ingénieurs pour les accompagner dans leur processus d’insertion professionnelle.
La dégradation des conditions de travail, la baisse des rémunérations et le manque de perspectives d’évolution professionnelle sont pourtant des sujets qui n’épargnent pas les ingénieurs, notamment les jeunes. Ces derniers prennent ainsi conscience de l’inadéquation entre l’image commune qui leur a été transmise sur les privilèges de ce métier, et les conditions réelles d’exercice à la sortie de l’école. C’est à ce moment crucial que le syndicalisme peut présenter un réel intérêt pour les jeunes salariés. L’objectif de défendre les conditions de travail et de valoriser les qualifications et rémunérations est en effet au cœur de l’activité d’un syndicat. Environ 30 % des jeunes occupent aujourd’hui un emploi pour lequel ils sont surqualifiés, dont une certaine part d’ingénieurs. De plus, il convient de se demander si l’introduction du numérique et du logiciel dans tout type d’activité et de secteur ne risque pas d’entraîner un taylorisme de fait et une dénaturation du métier.
Les défis autour des conditions de travail et d’emploi constituent la base du dialogue social. Au Ministère de l’Ecologie, du Développement durable et de l’Energie, les X-Ponts pourtant influents n’ont pu s’opposer à une fusion des différents corps d’ingénieurs auquel ils étaient opposés. D’autres corps d’ingénieurs structurés en syndicats ont été capables de construire un rapport de force, d’exprimer leurs intérêts et finalement d’empêcher ce projet de fusion. Le syndicalisme tel que le conçoit FO est libre est indépendant. Ses membres ont la liberté de se désengager à tout moment si les valeurs et projets portés par la confédération ne leur correspondent plus, et de s’engager auprès d’un autre syndicat. Le volontariat est ainsi une notion-clé de l’engagement syndical, contrairement au fonctionnement d’un ordre professionnel qui requiert l’adhésion obligatoire des titulaires du métier concerné. Le syndicalisme des ingénieurs est à la fois catégoriel puisque l’on y défend les conditions de travail et évolutions de carrière, mais il aborde aussi des problématiques transversales qui concernent potentiellement toutes les catégories de salariés.
La structure FO jeunes présente une extraordinaire université. Nous participons ainsi, avec nos aînés, à la revendication interprofessionnelle de droits communs à tous les travailleurs. Par exemple, la valorisation du seuil du SMIC est une mesure profitant directement ou indirectement à l’ensemble des salariés, dont les jeunes ingénieurs. Un ambitieux dialogue social a récemment été entrepris à propos de la reconnaissance des diplômes en France dans la grille de salaire et dans les conventions collectives. Des travaux seront notamment achevés d’ici 2016 en faveur de la reconnaissance du doctorat, dont les plus nombreux titulaires sont désormais les ingénieurs. Ces débats montrent l’importance de l’ingénieur et le rôle incontournable qu’il a à jouer dans le dialogue social. Enfin, la réflexion sur la nécessaire conciliation entre vie professionnelle et vie privée devrait être prolongée en envisageant également l’engagement dans la vie syndicale. Les missions et objectifs des salariés et notamment des ingénieurs titulaires d’un mandat syndical ne sont pas forcément réévalués à la baisse, malgré le cumul de leurs responsabilités. Des modalités de conciliation de ces différentes missions devraient ainsi être conçues afin d’encourager les salariés à s’engager tout en conservant leur équilibre professionnel et personnel.
Combien de femmes siègent-elles au CTI et à l’IESF ?
Seulement cinq femmes siègent au CTI, sur un total de 32 membres. Toutefois, l’équilibre entre hommes et femmes n’est pas le seul élément d’un strict paritarisme. Par exemple, la prise en compte d’une représentation des actifs et des non actifs est également indispensable. Lorsque j’ai intégré le CTI, j’étais le plus jeune des membres. En effet, les seuls moyens pour se consacrer sérieusement à un mandat sont d’être retraité ou permanent syndical. Comment favoriser l’engagement et alimenter la réflexion grâce à des militants actifs et conservant un lien fort avec l’actualité ? Il est difficile de mobiliser des candidats femmes ou hommes prêts à s’engager sur leur temps libre et cumuler les responsabilités. Des efforts doivent être réalisés en ce sens.
Les effectifs féminins s’élèvent seulement à 25 % dans les CPGE, alors qu’elles représentent la moitié des bacheliers. La même proportion de filles se reproduit ensuite dans les écoles d’ingénieurs puis dans la profession. Sur les trente administrateurs de l’IESF, on compte aujourd’hui onze femmes alors qu’elles étaient seulement trois lors de mon arrivée au conseil en 2010. La principale difficulté que nous rencontrons est de mobiliser des femmes au sein même des associations, et surtout des femmes disponibles pour remplir ces responsabilités supplémentaires.
En France, l’engagement syndical, associatif ou politique est relativement faible par rapport à d’autres pays. Les nouveaux statuts du CNISF, aujourd’hui rebaptisé IESF, prévoient par exemple un abaissement de la durée de mandat des administrateurs et un renouvellement périodique en supprimant la liste de candidats recommandés par le gouvernement. Ces mesures ont entraîné une augmentation exponentielle du nombre de candidatures de qualité pour le même nombre de postes, ce qui prouve un intérêt croissant de la profession pour nos activités et un dynamisme significatif.
Je souhaiterais éclaircir une confusion fréquente sur la carte de visite sociale de l’ingénieur. Si la profession se caractérise par sa grande variété, l’IESF souhaite qu’elle se fédère progressivement sous l’effet d’un sentiment d’appartenance professionnelle commune.
La question de la parité est souvent mal posée. Un parallèle peut être dressé entre la profession d’ingénieur et celle d’enseignant-chercheur, pour lesquels la continuité et la création sont très importantes. En 2009, des négociations ont été conduites avec le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche sur le statut des enseignants chercheurs. L’effectif des professeurs des universités n’est composé que d’un tiers de femmes, alors qu’elles représentent la moitié des maîtres de conférences. L’idée de quota avait alors émergé. Une telle disparité au sommet de la profession s’explique par le retard que cumulent les femmes durant leurs congés maternité, qui équivalent à deux ans de recherche en moins. J’avais donc proposé qu’au retour de congé maternité, les femmes soient temporairement exemptées d’enseignement pour se concentrer sur la recherche, qui constitue le critère d’évaluation des promotions. Une telle mesure sociale serait à mon avis plus pertinente que des quotas, qui ne régleraient pas le fond du problème.
Je suis tout à fait d’accord avec vous sur la question des quotas, qui ne sont selon moi qu’une fausse bonne idée. Par ailleurs, nous souffrons en France d’un manque de passerelles entre l’université et l’entreprise, qui évoluent chacune de leur côté en se méconnaissant complètement. Nous essayons donc de favoriser les échanges entre ces deux milieux, en permettant à des enseignants chercheurs d’évoluer pendant un ou deux ans en entreprise, et vice versa sans que chacun ne perde son ancienneté dans sa structure d’origine. Cette initiative est déjà courante dans d’autres pays et devrait être généralisée en France afin de favoriser les interactions entre professionnels et chercheurs.
J’ai exercé dans le passé la fonction de directeur chez IBM, qui mettait en place depuis quelques années une politique en faveur de la parité. Je recevais ainsi chaque année un bilan social sur l’évolution du personnel faisant notamment état de la part des femmes dans chaque service, comparée au niveau général de la société et du secteur. De simples bilans d’étapes périodiques permettent déjà de prendre conscience des progrès effectués, et de réaffirmer régulièrement les objectifs qu’il reste à atteindre.
Avant même le congé maternité, les recruteurs ont tendance à anticiper les effets d’un potentiel congé maternité et discriminent les femmes par crainte d’effets négatifs sur leurs objectifs de productivité.
En tant que docteur en Physique diplômé de Cambridge, j’évolue dans un contexte international et enseigne fréquemment à l’étranger, notamment au Japon et aux Etats-Unis. Pourquoi le PhD n’est-il pas encore reconnu en France alors qu’il l’est partout dans le monde ? Lors de mon arrivée chez EDF, la direction de la recherche ne savait même pas à quoi correspondait un post-doctorat.
D’après les témoignages de dirigeants d’entreprise que j’ai eu l’occasion de recueillir, ces derniers s’attachent avant tout au diplôme d’ingénieur dans le cas des candidats français, tandis qu’ils privilégient le PhD pour le recrutement de candidats étrangers. En France, l’accès à la profession d’ingénieur se fait par la sélection contrairement aux Etats-Unis, où un processus sélectif est seulement mis en place au niveau du PhD. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous rencontrons des difficultés à valoriser nos diplômes d’ingénieurs dans les pays où s’applique le système anglo-saxon, qui ne place aucune barrière à l’entrée du master. Les concours d’accès au PhD s’apparentent fortement aux concours d’accès à nos écoles d’ingénieurs. L’équivalence des diplômes doit donc tenir compte des différences entre les systèmes de valeur et les traditions académiques propres à chaque pays.
Partout à l’étranger, une distinction s’opère entre la formation d’ingénieur et la formation par la recherche, qui sollicitent deux méthodes bien différentes. La recherche favorise la créativité et encourage l’innovation, tandis que les écoles d’ingénieurs s’attachent davantage à la transmission de process opérationnels. Il est surprenant que cette différence ne soit toujours pas perçue en France.
Cette mentalité semble s’expliquer par l’absence d’un référentiel du diplôme de doctorat en France.
Les parties prenantes du monde de la recherche sont toutes préoccupées par le problème récurrent de l’employabilité des chercheurs. Des mesures commencent toutefois à se mettre en place pour favoriser leur insertion en entreprise. A titre d’exemple, EDF a récemment décidé de panacher le recrutement en réservant certains postes à des docteurs, dont le profil diffère de celui d’ingénieur et correspond à un réel besoin de diversification en entreprise.
L’IESF est dépositaire d’une base de données communément appelée le « répertoire », qui est actualisée chaque année et regroupe l’ensemble des ingénieurs diplômés en France. J’ai annoncé en 2013 que ce répertoire serait désormais élargi en incluant les titulaires de master 2 et de doctorats en science. En avril 2014, nous avons ainsi commencé l’enregistrement de docteurs sur site. Des évolutions sont donc en cours pour une meilleure reconnaissance du statut de chercheurs.
Par ailleurs, le classement de Shanghai exerce une influence croissante sur l’enseignement supérieur français. L’un des principaux critères d’évaluation de ce classement repose sur le dynamisme des publications. Depuis environ dix ans, les écoles d’ingénieurs se sont presque toutes dotées de laboratoires de recherche afin de maximiser la fréquence et la qualité de leurs publications scientifiques.
La question de la surqualification des ingénieurs par rapport à leurs premiers postes appelle un autre sujet fréquemment abordé par les médias : l’hypothèse d’une pénurie des ingénieurs, qui fait régulièrement la couverture des journaux, s’avère en fait infondée. Cependant, le marché français de l’emploi est susceptible de connaître prochainement une pénurie de techniciens, ce qui explique la tendance actuelle des entreprises à embaucher des ingénieurs sur des postes en inadéquation avec leur diplôme.
Le premier réflexe d’engagement syndical des jeunes ingénieurs n’est pas de rejoindre FO-Cadres, mais plutôt la CGC ou la CFDT. La section FO-Cadres communique-t-elle auprès des jeunes étudiants ingénieurs pour favoriser leur adhésion lorsqu’ils entrent ensuite dans la vie active ?
La transition vers l’emploi représente pour les jeunes l’une des portes d’entrée dans le syndicalisme. Le stage est notamment un premier pas dans le monde professionnel, qui donne malheureusement lieu à un certain nombre d’abus de la part des employeurs. Les sections Cadres et Jeunes collaborent en permanence et développent des activités en partenariat avec des associations étudiantes, dont l’UNEF. Toutefois, la représentation syndicale au sein des écoles d’ingénieurs demeure quasiment inexistante. De plus, le contact avec les associations étudiantes s’avère encore peu évident en raison d’un manque de préoccupations communes.
Pourquoi les jeunes ingénieurs en début de carrière ignorent-ils les syndicats lorsqu’ils rencontrent des conflits avec la direction ? Ils semblent sous-estimer les moyens d’action et le soutien que peuvent leur apporter les syndicats.
Certains de ces jeunes ingénieurs sont certes dotés d’une confiance en eux et d’une ambition qui les désintéresse des syndicats. Mais cette attitude s’explique aussi par la pression qu’exerce le contexte professionnel sur les jeunes salariés, qui craignent bien souvent que leur éventuel engagement syndical ne devienne un frein à leur promotion et leur évolution dans l’entreprise.
L’USIC était le plus important syndicat d’ingénieurs dans l’entre-deux-guerres. Elle accueillait un très grand nombre de patrons parmi ses membres. Son attractivité auprès des jeunes s’expliquait alors par l’aide qu’elle leur apportait en faveur de leur insertion professionnelle en entreprise. Sous le régime de Vichy, les syndicats d’ingénieurs dont l’USIC ont été parmi les premières organisations interdites.
Je perçois surtout un manque d’attractivité de la confédération auprès de ces populations de jeunes actifs. Les faibles taux d’adhésion dans les différents collèges l’illustrent parfaitement, même si une légère hausse de syndicalisation a été récemment constatée. Un syndicat pourrait pourtant les accompagner dans la gestion du travail, la gestion de leur carrière, leur formation ou la reconnaissance de leur diplôme. Nous menons un travail de fond de qualité. Quels dispositifs devons-nous mettre en place sur la forme ? Devons-nous être rassurants ou au contraire plus virulents dans notre communication à destination des jeunes ingénieurs ?
Nous devons effectivement nous rendre plus visibles auprès des jeunes cadres. Cependant, je considère personnellement que le fond doit toujours être prioritaire sur la forme. Notre message est solidement documenté et fondé sur une expertise pertinente. Il est désormais nécessaire d’impliquer les jeunes en leur montrant qu’ils peuvent jouer un rôle dans la vie d’entreprise à travers un engagement syndical.
Il convient d’envisager la question en termes d’engagement collectif. Les jeunes non syndiqués sont-ils pour autant membres d’associations d’anciens étudiants ? Cela me semble peu probable. Je constate qu’une à deux générations de salariés ne sont pas représentées dans cette salle. La désyndicalisation des jeunes correspond à un manque général d’engagement des nouvelles générations de travailleurs. Nous devons poursuivre ce travail de réflexion entamé aujourd’hui sur la place de l’individu en entreprise et multiplier les initiatives similaires à ce colloque, afin de susciter un nouvel enthousiasme pour l’activité syndicale.
Pour comprendre le faible niveau de syndicalisation chez les ingénieurs, il est nécessaire de revenir sur la solitude historique de ce métier. Après le régime de Vichy, l’ingénieur était seul, puis s’est progressivement mêlé aux autres professions. Les grandes écoles ont ensuite introduit les notions de commerce, de compétitivité, de concurrence, accentuant ainsi l’isolement traditionnel de l’ingénieur. Leur formation les a habitués à chercher l’information eux-mêmes, sans forcément solliciter de l’aide autour d’eux. A mon avis, l’augmentation actuelle de leurs effectifs en entreprise favorisera peu à peu la banalisation de la profession et le regroupement de leurs intérêts. Il est donc plus judicieux de ne pas les brusquer par un message trop virulent et de les laisser se tourner progressivement vers nous pour les soutenir dans la défense de leurs droits.
Ce thème de la solitude de l’ingénieur fait l’objet d’un long développement dans l’ouvrage de Georges Lamirand intitulé Le rôle social de l’ingénieur, et devenu un véritable best-seller pendant l’entre-deux-guerres. L’ingénieur était en quelque sorte considéré comme le dépositaire de l’autorité patronale dans l’entreprise, ce qui explique en partie son isolement historique par rapport aux autres salariés.
Les groupements favorables à la création d’un ordre dans l’entre-deux-guerres insistaient précisément sur ce point. Selon ces derniers, l’ordre constituait une alternative idéale au basculement général dans le syndicalisme, permettant ainsi de lutter contre le déclassement des élites, groupe social auquel ils estimaient appartenir.
L’ensemble des organisations professionnelles, des organisations syndicales et des associations d’école s’opposent actuellement au projet d’émission d’une carte européenne d’ingénieur, qui risque d’entraîner un glissement vers une profession très réglementée.
Retrouvez les actes du colloque, table ronde par table ronde :
Ouverture du colloque
Interventions préliminaires
Table ronde 1
Table ronde 2
Clôture
Biographie des intervenants (ici)