Table ronde animée par Eric VIAL, Journaliste à France Télévisions
Ont participé à cette table ronde :
Antoine DEROUET, Doctorant à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales
Maurice PINKUS, Vice-président de la Commission des titres d’ingénieurs (CTI)
Bernard RETY, Représentant FO au Conseil national de l’enseignement supérieur de la recherche
Etre ingénieur implique forcément l’acquisition d’une formation solide d’ingénierie. Pourtant, les fonctions de l’ingénieur ne sont pas directement liées à l’obtention d’un diplôme. Nous allons donc tenter au cours de cette première table ronde de mieux comprendre la spécificité voire la nécessité du diplôme d’ingénieur. Dans une perspective historique, nous verrons aussi l’originalité du dispositif d’habilitation à délivrer le titre. Je proposerai également à nos intervenants de nous présenter les modalités de formation qui existent pour les ingénieurs tels que l’alternance en entreprise. Ils nous parleront enfin des liens, des convergences et des divergences entre les formations d’ingénieurs et l’ensemble de l’enseignement supérieur. La première question que je poserai à nos intervenants est la suivante : la formation contribue-t-elle à créer l’identité de l’ingénieur ?
Je tenterai d’apporter des éléments d’éclairage issus de mes recherches sur les enseignements socio-économiques dans les formations d’ingénieurs. J’adopterai un angle particulier en abordant spécifiquement les ingénieurs diplômés d’école, ce qui ne recouvre évidemment pas la situation de tous les ingénieurs en France, d’autant plus que les diplômés d’écoles d’ingénieurs françaises sont loin d’occuper exclusivement des postes d’ingénieurs.
La formation d’ingénieur transmet fondamentalement une identité, ne serait-ce que symboliquement en délivrant le titre d’ingénieur qui contribue à ancrer institutionnellement cette profession en France. Cependant, les écoles n’ont pas le monopole de la formation, à laquelle participent également les années incontournables de classes préparatoires, le milieu familial et social et surtout la pratique professionnelle. De plus, le métier d’ingénieur se caractérise en France par son hétérogénéité, aussi convient-il de parler « d’identités » au pluriel. Cette hétérogénéité se retrouve dans le statut, puisque certains salariés diplômés d’université ou ayant évolué en entreprise exercent des fonctions d’ingénieurs sans forcément en détenir le titre.
Le patriotisme d’école constitue une seconde caractéristique du métier en France. En effet, les ingénieurs français semblent plus attachés à leur école de formation qu’à leur profession. Historiquement, les écoles se sont construites les unes par rapport aux autres, selon une logique très prononcée de concurrence, de segmentation et de hiérarchisation. Ces habitudes ont demeuré, comme l’illustre l’habilitation du diplôme en fonction de l’école. La Commission des titres ne délivre pas de diplôme national, mais habilite des écoles à le délivrer, ce qui reproduit et accentue la logique de patriotisme d’école.
La notion d’une identité commune d’ingénieur demeure toutefois pertinente à mon sens. Les détenteurs d’un titre et ceux qui en exercent juste les fonctions partagent cette identité, ne serait-ce que par la conscience commune d’une segmentation. Tout le monde s’accorde en quelque sorte sur l’existence de désaccords, et sur l’image d’un ingénieur-archétype transmise par un groupe réduit de quelques grandes écoles. Cette vision a tendance à évoluer à mesure que la Commission des titres se détache de l’influence des grandes écoles, comme en témoigne la transformation de sa composition.
Il est toutefois nécessaire de revenir sur la spécificité de ses écoles afin de comprendre comment elles ont obtenu un monopole dans la transmission de cette identité. Leurs programmes et fonctionnements ont été définis pour répondre à cet objectif, sous l’insistance des associations d’anciens dont l’une des premières et des plus influentes a été fondée en 1848 à l’Ecole centrale. Cet impératif de prendre en charge la formation de l’ingénieur s’est ensuite accentué au XXème siècle dans l’entre-deux-guerres, période de profonde reconfiguration de la profession sous l’effet de la montée de syndicalisation des ingénieurs. Ces nouveaux syndicats réclament à leurs écoles des enseignements forgeant le caractère et l’attitude des ingénieurs. Un basculement s’opère dans les années 50, lorsque les syndicats de cadres reprennent cette injonction à leur compte sous l’effet des doctrines managériales et des objectifs de productivité importés des Etats-Unis. Les écoles s’emparent progressivement de cette idée à partir des années 70, pour en faire une spécificité pédagogique. Elles souhaitent se distinguer des universités en mettant en place des dispositifs porteurs d’une identité et d’un esprit de la profession d’ingénieur.
Il serait trop ambitieux de vouloir recenser les dispositifs existants, relativement nombreux et épars en raison de la segmentation de la formation. Les écoles semblent toutefois s’être mises d’accord sur le fondement commun à ces enseignements. Le premier volet de ces dispositifs affiche une dimension extrascolaire et consiste à inciter les élèves à s’engager dans la vie associative, à entreprendre une césure ou à se diriger vers la création d’entreprises. Ces initiatives aux influences majeures sur la socialisation des individus se sont particulièrement développées à partir des années 80. Les associations d’écoles contribuent largement à la consolidation d’un esprit de corps. L’autre volet de ces dispositifs repose sur une relation étroite avec le monde du travail et l’environnement économique, et sur l’engagement politique et citoyen que cela implique. Le mouvement étudiant était très influent et structuré en grandes écoles dans les années 50 et 60, mais il s’est progressivement affaibli. Le Bureau National des Elèves Ingénieurs (BNEI) est la seule organisation étudiante ayant survécu, et porte plutôt un message unificateur que réellement politique. Alors que les liens entre les élèves et les syndicats d’ingénieurs et de cadres étaient particulièrement développés dans les années 50 et 60, ils sont désormais presque inexistants.
Tous ces dispositifs jouent un rôle considérable dans la transmission d’une identité d’ingénieur, mais ne doivent pas non plus occulter l’importance de l’enseignement lui-même. Une partie des cours dispensés est en effet consacré à la formation du caractère de la profession, par le biais d’enseignements socio-économiques, depuis les années 50. Le développement de ces enseignements s’est opéré à travers un profond renouvellement des formes pédagogiques privilégiant les cas pratiques aux cours magistraux. Les enseignements d’écoles inculquent par ailleurs aux élèves ingénieurs un rapport très intensif au savoir, que l’on pourrait qualifier de « maîtrisé et docile » selon les termes de Pierre Bourdieu. Le cumul de segments de savoir est en effet censé permettre la mobilisation très rapide d’un grand nombre de connaissances. Une étude sur l’enseignement du droit à l’Ecole centrale montre clairement que les cours contribuaient à élargir le réseau de sociabilité professionnelle des élèves, les enseignants étant eux-mêmes généralement des professionnels. De plus, les enseignements dispensés par les écoles conduisent les élèves à intérioriser la place du métier d’ingénieur dans la division sociale du travail, en les projetant dans des situations idéalisées de futurs dirigeants. En se représentant un avenir qu’ils n’auront pas forcément, les élèves deviennent nettement plus résistants au système productif. Leur rapport au monde économique consiste plus à s’adapter à la réalité qu’à essayer de la transformer. Enfin, les écoles ont tendance à fonder l’identité sur une légitimité technique, qui n’est pas une fin en soi, mais un tremplin dont il est possible de s’émanciper pour évoluer dans d’autres domaines. On constate ainsi que les ingénieurs français ont nettement plus tendance à s’éloigner des professions purement techniques que dans d’autres pays.
Le président Philippe Massé n’ayant pu se joindre à nous aujourd’hui, j’interviendrai à sa place au titre de mes fonctions de vice-président de la Commission des titres d’ingénieurs. Je représente le MEDEF, tandis qu’un deuxième vice-président de la commission est de son côté un représentant syndical de la CFDT. Au cours de mon propos, j’évoquerai rapidement le paysage hétérogène des écoles d’ingénieurs, la composition et les missions de la Commission des titres d’ingénieurs, ainsi que le sujet de l’international pour lequel les écoles et la commission expriment un intérêt croissant.
Il existe environ 200 écoles d’ingénieurs en France, dont sortent 32 000 nouveaux diplômés par an. Certaines dont l’INA ou les Arts et métiers ont de larges effectifs, tandis que d’autres sont beaucoup plus modestes. Elles sont régies par des statuts et tutelles très diversifiées. La moitié des diplômés est issue d’écoles placées sous la tutelle du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, un quart provient d’écoles privées, et le dernier quart sort d’écoles sous tutelle d’autres ministères, dont la Défense, l’Industrie, l’Equipement ou l’Agriculture. Lors des dernières années, les effectifs ont principalement augmenté dans la première catégorie, et en particulier dans les écoles intégrées aux universités. Souvent regroupées en écoles polytechniques, elles sont liées au sein du réseau Polytech et ont à ce titre mis en place un concours commun et une image de marque.
Si les écoles privées ont également vu leur nombre d’inscrits augmenter, cela n’est pas le cas des écoles dépendant d’autres ministères qui sont pourtant celles qui recrutent le plus parmi les classes préparatoires. Cette stagnation d’effectifs traduit probablement une volonté malthusienne de limiter les places. Leur budget limité constitue aussi un frein supplémentaire à leur développement. Par ailleurs, les classes préparatoires sont désormais loin d’être le seul moyen d’accès aux écoles d’ingénieurs. Ces dernières recrutent aujourd’hui des élèves issus de licence, DUT et parfois de BTS. Parallèlement à cette diversification des moyens de recrutement, la formation des ingénieurs s’est enrichie grâce au développement de l’alternance à partir de la fin des années 80. Claude Allègre, qui était à l’époque le conseiller spécial de Lionel Jospin, a suggéré la création d’Instituts Universitaires Professionnalisés (IUP) dans les universités, dans le but d’élargir le recrutement à de nouveaux publics par la voie de l’alternance. Convaincu du fort potentiel des importants bataillons de techniciens supérieurs, le gouvernement de l’époque a également favorisé l’émergence et le développement de la formation continue en entreprise. Bien que ces filières existent toujours, leurs effectifs demeurent limités et la CTI regrette qu’elles ne se soient pas plus développées. Au début des années 90 ont également été créées les premières formations par la voie de l’apprentissage, parmi lesquelles le CESI était un organisme pionnier. La CTI a habilité ces organismes pour une durée limitée, en raison de leur caractère relativement spécialisé et leur méthode pédagogique nouvelle nécessitant une vigilance accrue.
La CTI a été créée en 1934, en plein essor des écoles d’ingénieurs. Les professionnels d’entreprise et les pouvoirs publics souhaitaient alors encadrer et vérifier les enseignements et diplômes délivrés par ces établissements. La commission suit un principe de fonctionnement paritaire conformément aux exigences de l’Etat, ce qui signifie qu’elle réunit une moitié d’académiques et d’une autre moitié de représentants professionnels. Elle est aujourd’hui composée de 32 membres d’écoles, de 16 représentants du monde professionnel dont 8 sont désignés par des organisations d’employeurs, 5 représentent des organisations de salariés et 3 sont désignés par les ingénieurs et scientifiques de France (IESF). Cette volonté d’équilibre et de parité transparaît dans chacune des activités conduites par la CTI et dans la composition du bureau et des collèges. Afin de protéger et d’assurer la pérennité du titre d’ingénieur, d’autres pays ont choisi de mettre en place des ordres professionnels auxquels adhèrent les professionnels après leur diplôme. Tandis que ces ordres ont pour mission d’assurer le suivi des activités de l’ingénieur en tant que telles, la CTI se concentre plutôt sur la protection du titre, en incluant tout de même le monde professionnel.
Depuis 1996, la Commission a institué une évaluation périodique des écoles qui sont désormais auditées tous les six ans. Si la CTI relève des points négatifs nécessitant une amélioration, la durée d’habilitation délivrée est abaissée à seulement trois ans afin d’avancer l’échéance de l’évaluation. Parmi les principaux critères d’évaluation, l’insertion professionnelle est celui auquel la Commission accorde le plus d’importance. La régulation ne fait pas partie de ses missions. A titre d’exemple, elle ne s’oppose pas à la mise en place d’une formation en chimie sous prétexte que le marché du travail est bouché dans ce secteur. En revanche, elle vérifie a posteriori si les ingénieurs formés parviennent à se positionner sur le marché et trouvent un emploi sans trop de difficultés. Sans édicter une seule et unique norme de recrutement, la CTI surveille plutôt l’adéquation entre les objectifs que s’est fixés l’établissement en termes de débouchés et de recrutements, et l’employabilité réelle des diplômés. Si ce rapport s’avère inégal, la Commission préconise de baisser les effectifs.
Les autres critères d’évaluation reposent sur l’ouverture internationale de l’école, son ancrage dans le domaine de la recherche notamment depuis que le diplôme d’ingénieur confère le grade de master, ou encore son insertion dans le monde de l’entreprise par le biais d’enseignements professionnels, stages et césures. La CTI veille toutefois à ne pas encourager la tendance générale à l’allongement des études, accentuée par la multiplication des doubles diplômes. Si ces accords entre écoles peuvent parfois être bénéfiques dans le cas de partenariats internationaux, certains conclus en France affichent une utilité discutable et ne font que retarder l’entrée sur le marché du travail.
Représentant de la confédération Force Ouvrière au Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche (CNESER), je suis moi-même ingénieur et j’ai enseigné en IUT et école d’ingénieurs. Mon point de vue croise donc celui de la confédération avec une vision plus interne au monde de l’école et des employeurs. Cette double expérience me permet de tirer un premier constat : la situation critique du système universitaire n’est pas sans conséquence sur la formation et la profession d’ingénieur. En 2002, une profonde refonte des diplômes a été mise en œuvre pour aboutir à la réforme LMD. La création du diplôme de master a contribué à l’allongement des études.
En 2007, la loi relative aux libertés et responsabilités des universités, dite loi LRU ou loi Pécresse, a entraîné d’importantes conséquences sur les ressources et l’équilibre budgétaire des universités. Plus récemment, la loi relative à l’enseignement supérieur et à la recherche préparée par la Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche Geneviève Fioraso a été promulguée le 22 juillet 2013. Selon les dispositions de cette loi, le nombre d’heures d’enseignements fondamentaux de chaque discipline est amené à être réduit de moitié lors des années de licence. Les établissements d’enseignement supérieur seront par ailleurs encouragés à se regrouper en communautés d’universités et d’établissements dans le cadre de la réforme territoriale. Lors d’une séance du CNESER, le président de la future communauté parisienne d’universités et d’établissements a notamment annoncé l’ouverture prochaine de nouvelles formations d’ingénieurs, délivrées par des masters d’université. On constate donc une confusion croissante autour des diverses structures d’enseignement aptes à délivrer le diplôme d’ingénieur et un effacement progressif du monopole des écoles. Les universités ont en effet exprimé le souhait que les écoles d’ingénieurs leur soient affiliées, à tel point que la possibilité d’une intégration de la CTI dans le CNESER a été évoquée au cours des débats.
Quelles sont les conséquences de toutes ces évolutions sur le diplôme d’ingénieur ? Devrions-nous remplacer le diplôme d’école d’ingénieur par une formation élargie à toutes les catégories ? Ces enjeux sont mis en exergue par le projet européen de délivrance d’une carte d’ingénieur, qui nécessiterait une définition claire des profils éligibles à son obtention. Pour illustrer les difficultés parfois rencontrées par les masters d’ingénierie, je citerai l’exemple d’un master récemment fondé à l’université de Rennes, intitulé « Environnement et gestion des bassins versants. » L’équipe pédagogique ainsi que le programme de cette formation sont d’une qualité indéniable et d’un niveau d’exigence très élevé. Malgré la participation de professionnels à l’élaboration de cette formation et son adaptation aux besoins de recrutement locaux, le taux d’insertion des étudiants sur le marché du travail à la sortie du master y est excessivement faible en raison d’une conjoncture économique peu favorable. Le CNESER s’oppose ainsi à cette territorialisation de la formation, souvent synonyme d’une spécialisation trop prononcée qui limite les perspectives d’embauche.
Selon Maurice Pinkus, la qualification est attachée au poste de travail. Pour nous, syndicalistes FO, les qualifications doivent être fournies par l’enseignement. Force est de constater que le diplôme national d’ingénieur constitue la principale reconnaissance des qualifications. La relation entre employeur et salarié est aujourd’hui avant tout fondée sur le diplôme, comme le montrent le taux d’emploi et les salaires plus élevés chez les diplômés que chez les non-diplômés. L’émergence de nouvelles formations d’ingénieurs souhaitant contourner la certification de la CTI pose ainsi le problème de la reconnaissance du titre, à laquelle FO est très attachée. Sans remettre en cause la qualité de ces formations qui peuvent tout autant s’avérer d’excellente qualité, nous craignons que cette dynamique n’entraîne une confusion chez les employeurs, qui ne sauront plus à quel gage de qualité se référer.
Anne-Marie CHOPINET, Déléguée syndicale centrale FO chez Gemalto
Nous accueillons chaque année environ 200 stagiaires issus d’écoles de commerce, d’écoles d’ingénieurs ou de l’université (IAE). Nous avons constaté que depuis quelques années, les élèves ingénieurs que nous recevons sont de moins en moins techniques et affichent un profil qui tend à se rapprocher de celui des élèves en école de commerce. La plupart des contrôleurs de gestion que nous avons recrutés sont d’ailleurs issus d’écoles d’ingénieurs. La dichotomie entre écoles d’ingénieurs et écoles de commerce persiste, alors même que les deux types d’établissements forment aujourd’hui des généralistes.
Maurice PINKUS
La CTI a encouragé l’introduction d’enseignements non scientifiques et techniques, notamment pour favoriser la connaissance du monde de l’entreprise. Pour autant, la Commission veille à ce que la formation garde un corpus scientifique et technique conséquent, à travers les cours et les stages. Si la formation d’ingénieur conserve une telle attractivité en France, c’est précisément parce que les jeunes ont conscience de la multitude de débouchés et métiers qui leur sont accessibles par le biais de ce diplôme.
Bernard RETY
En instituant le principe de crédits, la réforme LMD a contribué à faire baisser le nombre d’heures d’enseignement, qui est passé d’environ 800 à 500 par année de licence. La transmission des connaissances en est donc amoindrie. Le développement de l’entrepreneuriat, des doubles diplômes et des enseignements divers à l’Université est une évolution positive, mais ne doit pas se faire au détriment de l’enseignement fondamental. Des pans entiers de connaissances transmises à mon époque dans le domaine du génie civil ne sont désormais plus enseignés. La substitution du cœur de métier technique à d’autres disciplines pose le problème de l’identité de l’ingénieur.
Antoine DEROUET
Historiquement, les écoles se sont toujours développées en essayant de monter en hiérarchie. Cela peut paraître paradoxal, mais l’un des moyens de monter en hiérarchie est d’éviter un enseignement trop technique. Depuis l’origine, le diplôme d’ingénieur correspond avant tout à un statut social. Le débat récurrent sur le besoin d’ingénieurs, qui date du siècle dernier, est régulièrement soulevé par les écoles dominantes qui souhaitent estomper le caractère trop technique de leurs diplômés pour les orienter vers des fonctions de cadres dirigeants. Ainsi, les élèves des écoles polytechniques au profil très scientifique auront plus de mal à accéder à d’autres postes au sein de l’entreprise, contrairement aux élèves de l’Ecole des Mines. Les jeunes se dirigent vers des formations d’ingénieurs en grande partie pour le statut que ce diplôme confère, et sous l’influence de leurs aînés qui leur conseillent automatiquement cette filière dès lors qu’ils ont des aptitudes en mathématiques. Cette logique est largement encouragée par le système français. Ainsi, après deux ans de classe préparatoire, et en se posant de vraies questions sur leurs désirs d’orientation, un certain nombre d’élèves commencent à exprimer d’autres aspirations que celles d’un métier purement technique.
Une intervenante, Déléguée syndicale Fo’Com
Les écoles d’ingénieurs sont des écoles publiques de très bon niveau et ne sont pas payantes contrairement à de nombreux établissements privés aux frais de scolarité excessivement chers. La filière d’ingénieur constitue un moyen d’ascension sociale fondé sur la méritocratie, grâce aux concours qui permettent aux plus compétents de se démarquer. Ce fonctionnement méritocratique doit être protégé et défendu. Par ailleurs, la politique européenne davantage commerciale qu’industrielle permet-elle une harmonisation de la formation et du titre d’ingénieur ? L’Union Européenne est-elle capable d’anticiper les futurs besoins d’ingénieurs et d’élaborer une politique commune en conséquence ?
Maurice PINKUS
Depuis longtemps, une part non négligeable de 10 % à 15 % d’ingénieurs occupait leur premier emploi à l’étranger. La plupart reviennent ensuite s’installer en France, et leur expérience s’avère très positive pour leur expérience professionnelle. Ce pourcentage a tendance à augmenter depuis quelques années. On constate une importante hétérogénéité des systèmes de formation en Europe. La CTI et ses structures homologues européennes ont ainsi fondé l’association European Network for Accreditation of Engineering Education (ENAEE), qui a mis en place en 2007 le label EUR-ACE. Ce label est décerné aux écoles d’ingénieurs habilitées par ces agences nationales regroupées dans l’ENAEE, afin de garantir un tronc commun de compétences et faciliter la mobilité internationale.
Eric VIAL
Qu’en est-il du projet de carte d’ingénieur européenne ?
Bernard RETY
Cette initiative entraînerait un bouleversement non négligeable du système français actuel. Certains pays tels que la Chine ou l’Inde sont justement en train de fonder et de développer des écoles d’ingénieurs sur le modèle français. En France, où la production connaît une certaine morosité, le niveau général de technicité a tendance à diminuer au profit de la finance. Faut-il adapter l’enseignement au déclin de l’industrie ?
Pierre LAMBIN
S’il est vrai qu’environ 12 % des élèves ingénieurs partent à l’étranger après l’obtention de leur diplôme ou pendant leur doctorat, la plupart d’entre eux reviennent par la suite. Je préfère donc le terme de « voyage des cerveaux » à celui de « fuite des cerveaux ». Soulignons également que de nombreux ingénieurs étrangers viennent vivre une expérience professionnelle en France. Certains d’entre eux s’installent durablement tandis que d’autres ont vocation à retourner rapidement dans leur pays d’origine.
Un intervenant
L’ascenseur social que représente le diplôme d’ingénieur continue effectivement de fonctionner. Le diplôme d’ingénieur offre la possibilité d’être promu manager, à condition d’abandonner la technique. Depuis quelques années, on remarque que certains managers souhaitant faire valoir leurs compétences s’autoproclament experts alors qu’ils ne le sont pas forcément. Existe-t-il un moyen de vérifier et d’assurer le suivi post-diplôme de ce titre d’expert, aux contours relativement flous et parfois utilisé à tort ?
Alain BRETEAU, Professeur des universités en Informatique
Je voyage beaucoup notamment en Inde, où l’on me pose toujours la question de la formation d’ingénieur en France. Les Indian Institutes of Technology (IIT), implantés dans les principales villes du pays, ont été en partie conçus selon le modèle français. Une Ecole centrale a récemment été créée à Pékin, en partenariat avec l’Ecole centrale de Nantes, à l’initiative des Chinois. Les écoles d’ingénieurs sont donc encore considérées comme des modèles novateurs dans les pays en voie de développement.
Maurice PINKUS
En effet, la CTI est aujourd’hui fréquemment sollicitée par la Chine et d’autres pays en voie de développement pour accompagner la création d’écoles d’ingénieurs sur leurs territoires et assurer leur accréditation. Ces créations d’établissements se font par le biais d’accords entre les gouvernements ou de partenariats entre des écoles françaises et étrangères. L’exportation du modèle français implique nécessairement l’intervention de la CTI, bien que celle-ci accorde une priorité à ses activités d’évaluation en France.
Bernard RETY
Il me semble que la certification du titre d’expert appelle surtout l’intervention et la compétence des partenaires sociaux. Autrefois, les diplômes universitaires étaient adaptés aux besoins des entreprises. Par ailleurs, il est très difficile de valoriser la recherche en France, où le doctorat n’est pas reconnu en entreprise par les conventions collectives. De plus, des études ont montré que les crédits d’impôts recherche profitent finalement plus aux actionnaires qu’à la recherche en tant que telle.
Antoine DEROUET
Concernant l’expansion internationale des écoles, les travaux de Richard Marion (Université de Lausanne) montrent que cette demande venue de l’étranger et la mise en place de partenariats représentent un nouveau marché pour les écoles françaises. Les programmes de ces écoles fondées sur le modèle français telles que l’Ecole centrale de Pékin, sont en fait beaucoup plus inspirés des cours dispensés en université que des enseignements en écoles d’ingénieurs.
La Première Guerre mondiale représente un tournant pour l’usage de la science dans l’industrie, notamment dans la chimie, l’armement, etc. Pendant l’Entre-deux-guerres, la France a opté pour un principe de fonctionnement académique selon lequel l’université est censée s’adapter aux besoins de l’industrie. A ce titre, je vous incite à consulter la publication de Lucie Tanguy, intitulée L’introuvable relation formation emploi : Un état des recherches en France, et publiée en 1986. La Belgique a au contraire adopté une logique beaucoup plus universitaire selon laquelle la recherche et l’ingénieur doivent devancer et transformer l’industrie.
La loi Fioraso proposait initialement d’inclure le doctorat dans les grilles de rémunération des conventions collectives, et la possibilité pour les doctorants d’intégrer l’ENA sans concours. Les grands corps se sont opposés à cette initiative. Selon la logique française, les ingénieurs sont en quelque sorte les spécialistes de la généralité. Enfin, pour s’adapter aux classements internationaux ou aux injonctions françaises, certaines écoles ont récemment mis en place des laboratoires de recherche et des cursus doctoraux. A tel point qu’en 2013, davantage de chercheurs étaient formés par des écoles d’ingénieurs et des écoles de commerce que par l’université. Ces évolutions sont ainsi susceptibles de renverser l’équilibre actuel du système français de formation.
Retrouvez les actes du colloque, table ronde par table ronde :
Ouverture du colloque
Interventions préliminaires
Table ronde 2
Table ronde 3
Clôture
Biographie des intervenants (ici)