Interventions préliminaires – actes

Interventions préliminaires

 

André GUILLERME

Titulaire de la chaire d’Histoire des techniques au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

André Guillerme, titulaire de la chaire d'histoire au CNAM

André Guillerme, titulaire de la chaire d’histoire au CNAM

L’étymologie du terme ingénieur remonte au XIIème siècle lorsqu’est apparu pour la première fois le terme engigneor. Ce mot désignait alors un homme édifiant les engins utilisés au Moyen-Age à savoir des échafaudages mobiles, des palustres, des béliers et des mécanismes d’attaques des forteresses. Ce métier prend son essor lors de la guerre de Cent Ans, durant laquelle sont déployées des armes à feu. Ces dernières sont beaucoup plus destructrices que les engins d’antan, et nécessitent un changement de tactique dans une guerre de position, plus vaillante pour l’attaquant. Le succès du siège d’une ville dépend ainsi des compétences de l’ingénieur, qui doit reconnaître les campements de l’armée, trouver du bois, commander des terrassiers pour préparer les attaques et approvisionner les troupes en vivres.

A l’époque de la Renaissance, l’ingénieur italien crée des villes nouvelles, assèche des zones marécageuses périurbaines. Léonard de Vinci, Niccolo Fontana Tartaglia ou encore Girolamo Cardano s’illustrent parmi les meilleurs de cette période. Homme de guerre, l’ingénieur du XVIème et du XVIIème siècles couronne les boulevards et les fortifications, s’extrait des tranchées pour intégrer l’état-major à l’image de Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban qui est nommé maréchal de France par Louis XIV.

En 1748, la création de l’Ecole Royale du génie de Mézières préfigure le modèle d’écoles professionnelles de haut niveau. La sélection s’y fait par un concours exigeant rythmé d’épreuves mathématiques et scientifiques. Elle constitue rapidement le corps savant des officiers du génie. Le bureau des dessinateurs de Paris formé en 1744 devient trois ans plus tard l’Ecole Royale des Ponts et Chaussées, avant la création en 1783 de l’Ecole Royale des Mines. Au XVIIIème siècle, on distingue ainsi l’ingénieur attaquant et destructeur de l’ingénieur défenseur et constructeur. Tous deux sont pour autant des fonctionnaires du roi, pensionnaires, savants et scientifiques. Ils exercent au nom du roi et dirigent des techniciens, des conducteurs, des contremaîtres et des instructeurs. La Grande-Bretagne, de son côté en pleine révolution industrielle, imite sa rivale française en confiant la gestion des chantiers routiers à des instructeurs dont les meilleurs d’entre eux acquièrent le titre d’ingénieur. Ces ingénieurs civils formés sur le tas aménagent des routes, des ponts métalliques, alimentent les villes en eau, installent des engrenages mécaniques pour les filatures, etc. L’ingénieur britannique est avant tout un concepteur de machines et de moteurs, qui donne l’impulsion à la révolution industrielle.

En France, au début du XIXème siècle, l’image de l’ingénieur polytechnicien est à son apogée. L’Ecole centrale des travaux publics fondée en 1794 et plus tard renommée Ecole Polytechnique sert de modèle aux écoles étrangères, tout comme l’Ecole des Mines et Ponts et Chaussées. Citons à titre d’exemple l’Ecole des Ponts et Chaussées de Madrid, l’Ecole militaire de West Point aux Etats-Unis ou encore l’Institut des Mines de Saint-Pétersbourg. Toutes ont en commun un recrutement par concours, une forte base mathématique empreinte d’Histoire des théorèmes, de dessin et de culture nationale. Cet enseignement très théorique et relativement abstrait privilégie la réalisation de projets par des solutions immédiates, fiables et rationnelles. L’ingénieur ne pose pas de problème, il les résout. Ces ingénieurs-cadres de l’Etat sont promus à raison d’une centaine par an.

En ce début de XIXème siècle, Napoléon Bonaparte alors premier Consul crée les écoles professionnelles d’arts et métiers à Châlons-sur-Marne en 1804 pour former les contremaîtres de l’industrie à la manière britannique. L’essentiel des cours repose sur la mécanique et le dessin, tandis que des travaux pratiques sont dispensés en ateliers. Le Conservatoire national des arts et métiers enseigne l’économie, la mécanique et la chimie industrielle. Cependant, la première école d’ingénieurs non militaire n’est créée qu’en 1829 sous l’appellation d’Ecole centrale des arts et manufactures. La France est alors engagée dans la révolution industrielle et mécanique, en concurrence avec la Grande-Bretagne, la Belgique et la Prusse. L’ingénieur devient porteur d’inventions et d’innovation. Son intégrité et sa force de travail en font une figure héroïque, un soldat de la technologie d’ailleurs mis en valeur aux expositions nationales ou universelles.

La deuxième révolution industrielle, qui se déroule de 1860 à 1950, promeut l’acier, l’aluminium et l’électricité. L’ingénieur conduit les recherches appliquées dans l’usine, auprès du directeur. Les brevets déposés et les investissements augmentent à mesure que la Nation gagne en puissance. En 1934, on compte en France environ 80 écoles d’ingénieurs dont sortent chaque année 2 500 diplômés, soit dix fois plus qu’un siècle auparavant. Les mathématiques et la physique représentent chacune un tiers des cours, auxquels s’ajoutent du dessin, de la chimie, des langues, du sport, les sciences naturelles et les sciences de l’économie et l’ergonomie. La mécanique newtonienne issue de la première industrialisation domine toujours. Les classes préparatoires aux concours des écoles d’ingénieurs sont animées par une émulation prononcée au sein de la population étudiante, essentiellement masculine. La diversité des professeurs, dont beaucoup sont des cadres d’entreprise, représente un gage d’ouverture tandis que les stages assurent l’apprentissage du métier. La Commission des grandes écoles créée par la loi du 10 juillet 1934 garantit par ailleurs le statut d’ingénieur.

Le métier est tout de même touché par le chômage à la fin des Trente glorieuses. La pédagogie informatique offre une sortie de crise. Les grandes entreprises forment moins d’ingénieurs en interne et réclament davantage des profils d’ingénieurs formatés par la recherche extérieure. La thèse représente le seul diplôme universitaire équivalent, mais ses débouchés sont a priori réduits et conduisent principalement à un poste d’enseignement au CNRS. La recherche demeure en effet très académique et continue de valoriser l’expérimental et le fondamental. Les laboratoires disposent d’ingénieurs assimilés à des expérimentateurs.

En comparaison, la thèse de docteur-ingénieur, instaurée en 1923 puis réformée en 1931 est jugée trop pragmatique et technique. Beaucoup d’entreprises hésitent en effet à embaucher les titulaires d’une thèse de docteur-ingénieur, qui selon elles ont été trop longtemps éloignés de l’entreprise et risquent d’avoir un regard trop critique. Le docteur-ingénieur est souvent embauché au niveau de sortie d’école, de telle sorte qu’il ne bénéficie pas de l’ancienneté acquise durant ses années de thèse. D’ailleurs, un certain nombre d’ingénieurs arrêtent leurs recherches avant l’échéance de la soutenance, perdant ainsi du temps dans leur évolution professionnelle. Dans ces cas de figure, le système français ne dispense aucune équivalence pour les années de recherches et ne reconnaît que la note de soutenance.

La recherche est-elle l’avenir de la France ? Chaque siècle, le nombre d’ingénieurs décuple alors même que la population totale double à peine. Selon les estimations, la France comptera donc 250 000 ingénieurs en 2030 en France, effectif d’autant plus nombreux en Chine ou en Inde. Les ingénieurs français et plus généralement européens ont-ils des spécificités, et si oui lesquelles ? L’ingénieur scolarisé est particulièrement protégé par l’institution, qui met tout à disposition de ses élèves pour la résolution d’un problème. L’intelligence y est au service de la mécanique et de la chimie. La mécanique ne semble plus offrir de possibilités d’innovation tant le domaine a été labouré par la recherche. En revanche, l’ingénierie ignore des pans entiers de connaissances telles que les sciences du divan, les questions patrimoniales, le génie écologique, hospitalier, dentaire, etc.

La troisième révolution industrielle, impulsée par l’informatique, est actuellement en cours dans notre société. Malgré les différences entre la révolution numérique et les révolutions industrielles précédentes, toutes trois sont loin de s’opposer à l’artisanat et représentent au contraire une opportunité supplémentaire de croissance. Les nouvelles implications logicielles de la mécanique nécessitent l’intervention d’ingénieurs pour la gestion et la maintenance du matériel informatique, ainsi que pour la conduite d’études appliquant les inventions et innovations. Pour répondre à ces nouveaux besoins, les classes préparatoires aux écoles d’ingénieurs doivent bouleverser leurs programmes pédagogiques afin d’y inclure les notions de développement durable, d’écologie industrielle et de modération des paysages. Elles sont contraintes de se détacher des coefficients, des intégrales et des calculettes au profit de l’ordinateur et du code. Si le métier d’ingénieur a permis dans le passé d’accomplir la révolution industrielle, il demeure aujourd’hui un moteur d’industrialisation. Savant et courageux, l’ingénieur est doté d’une intelligence habituée à la rapidité et la répétition, tout en sachant s’adapter à la demande. Son geste est passé de la poignée maniant l’outil au doigté maniant la souris. Il a tout à gagner en quittant les rives industrielles pour aborder un nouveau continent de la pensée.

 

Pierre LAMBIN

Directeur des études de l’Agence Pour l’Emploi des Cadres (APEC)

Pierre Lamblin, directeur du département Études et recherches de l’APEC

Pierre Lamblin, directeur du département Études et recherches de l’APEC

Je souhaite vous faire part de quelques constats dégagés lors des dernières études conduites par l’APEC. L’Agence réalise en effet une cinquantaine d’études par an, consultables par tous. Il convient d’abord de préciser que parmi les 3,5 millions de cadres salariés français, un quart sont diplômés d’écoles d’ingénieurs. Les compétences et qualifications attendues par les entreprises pour accompagner leur développement ne cessent de croître. Ils sont plus jeunes que la moyenne des cadres puisque 66 % a moins de quarante ans. La profession est moins féminisée : seulement 22 % des ingénieurs diplômés sont des femmes contre 35 % pour l’ensemble des cadres. Un tiers des diplômés choisissent « science et technologie » comme discipline de formation, tandis que le reste s’oriente vers la physique, l’électromécanique, l’informatique, etc. Un autre tiers de diplômés ont suivi une formation pluridisciplinaire et disposent ainsi de plusieurs cordes à leur arc. Un pourcentage de 86 % a obtenu le statut de cadre dès son premier emploi. Deux cadres ingénieurs sur trois travaillent dans les entreprises de plus de cinquante salariés, et un ingénieur sur deux travaille dans l’industrie, où ils sont proportionnellement plus nombreux que le reste des cadres. Trois ingénieurs sur dix évoluent dans la fonction études/recherches, qui devance les services techniques, la fonction achat, la maintenance ou l’informatique. Seulement un ingénieur sur dix s’inscrit dans le domaine de la production.

Sur le plan géographique, environ deux tiers des membres de la profession exercent en province, et 3 % à l’étranger. Les deux tiers des ingénieurs ont des responsabilités hiérarchiques et un salaire médian plus élevé que celui de l’ensemble des cadres. La dispersion des salaires est également plus prononcée pour cette catégorie, ce qui indique que l’expérience justifie une augmentation de rémunération supérieure à la moyenne des cadres. Les études réalisées par l’APEC montrent que la moitié des ingénieurs a changé volontairement d’entreprise au moins une fois au cours des dix dernières années, ce qui en fait des salariés très mobiles. Nos sondages mettent en évidence un lien assez prononcé entre la mobilité, l’encadrement et l’épanouissement au travail. Les trois quarts des ingénieurs se disent satisfaits de leur situation, contre les deux tiers des cadres. L’intérêt du poste, les conditions de travail jugées satisfaisantes et la relation avec la hiérarchie arrivent en tête des principaux facteurs de motivation évoqués par les ingénieurs, loin devant les questions de rémunérations.

Le titre d’ingénieur correspond certes au diplôme délivré par une école, mais il désigne aussi un intitulé de poste en entreprise. Parmi les 13 % de salariés qui déclarent détenir ce titre, 56 % proviennent d’écoles d’ingénieurs, 30 % de l’université et 14 % d’autres établissements (écoles de commerce, écoles spécialisées, etc.) Les ingénieurs diplômés sont plus jeunes, ce qui indique probablement que le terme est surtout utilisé en début de carrière. Le triptyque des compétences attendues de la part d’un ingénieur repose en premier lieu sur un socle technique, mais également sur des capacités de management d’équipes et/ou de projets, et sur les aptitudes personnelles auxquelles les recruteurs sont particulièrement attachés. Il convient également d’ajouter à cette liste la maîtrise des langues étrangères, aujourd’hui essentielle pour évoluer dans l’entreprise.

Le marché des cadres est actuellement segmenté, notamment en raison d’une conjoncture morose. Le recrutement des cadres a baissé de 10 % en 2013. Le niveau d’embauche devrait s’avérer stable en 2014, sans connaître d’augmentation par rapport à l’année précédente. Lors des dernières enquêtes de l’APEC, les entreprises ont en effet exprimé une certaine prudence parce qu’elles manquent de visibilité sur les carnets de commandes et les investissements. Par ailleurs, le marché actuel des cadres peut être décrit comme segmenté en raison des difficultés que rencontrent les jeunes diplômés à trouver un premier emploi, et celles auxquelles sont confrontés les seniors. Sur l’ensemble des offres d’emploi actuellement publiées et relayées par l’APEC, 40 % recherchent des profils d’ingénieurs. Ainsi, il existe environ 10 000 postes d’ingénieurs pour lesquels les recruteurs peinent à trouver des candidats.

Ce paradoxe suscite l’intérêt des médias, qui me sollicitent régulièrement pour répondre à la question suivante : y aurait-il une pénurie d’ingénieurs ? Je m’inscris en faux contre cette hypothèse et préfère évoquer des tensions de recrutement. Dans le cas d’une réelle pénurie, les ingénieurs seraient tous en emploi dès leur sortie de l’école, or les études de l’APEC montrent que seulement 70 % sont en poste un an après l’obtention de leur diplôme. Le marché de l’emploi est aujourd’hui relativement transparent. En effet, environ 80 % des recrutements donnent lieu à la diffusion d’une offre, et la moitié des postes de cadres sont pourvus par le biais d’une offre. Cela n’empêche pas des difficultés de recrutement en raison de tensions conjoncturelles ou structurelles. Par exemple, le secteur de la construction souffre d’un déficit d’attractivité et connaît ainsi des difficultés structurelles. Les postes d’informaticiens et notamment de développeurs ou de consultants sont également difficilement pourvus en raison de problèmes de mobilités géographiques, ou d’exigences irréalistes de certaines entreprises. La cause des tensions du marché de l’emploi réside donc plutôt dans une inadéquation entre offre et demande, et non dans une supposée pénurie d’ingénieurs. Je vous remercie de votre écoute et espère que ces éclairages succincts seront utiles à la poursuite de vos travaux de réflexion.

La présentation effectuée par Pierre Lamblin est accessible en cliquant sur le lien suivant : Intervention APEC – Cadres Ingénieurs – Colloque FO-Cadres – 170614.

 

Retrouvez les actes du colloque, table ronde par table ronde :

Ouverture du colloque
Table ronde 1
Table ronde 2
Table ronde 3
Clôture

 

Biographie des intervenants (ici)

 

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